Selon Philip G. Ney (pédopsychiatre canadien) et John E. Barry (pédiatre néo-zélandais) on distingue deux formes de survivants : ceux qui ont échappé à la mort (par exemple dans un accident de voiture ou dans un attentat), alors qu’ils étaient directement menacés par la mort ; et ceux qui ont perdu un ou plusieurs proches de morte violente, et qui ont donc ont été menacés indirectement par la mort. Robert J. Lifton (psychiatre américain) en 1967 propose la définition plus large : c’est celui qui est entré en contact avec la mort, soit de manière corporelle, soit psychique, et qui est resté vivant.
« Le survivant » est une notion établie à partir des survivants de camps de concentration, de guerres ou de catastrophes. C’est en 1961 que W. G. Niederland (psychanalyste germano-américain, d’origine Juive) écrit le premier sur « le syndrome du survivant ». On peut énumérer quelques symptômes observés sur ceux qui s’appellent aussi « les survivants de l’avortement » – terme élaboré par le professeur Philip G. Ney[1] en 1980.
Ces symptômes concernent tous ceux qui ont expérimenté l’avortement (même si l’avortement n’a seulement qu’été envisagé). La situation devient encore plus frappante parce que ces symptômes concernent tout autant ceux qui sont dans l’ignorance des morts de leur fratrie. Pourquoi ? Peut-être que nous sommes liés les uns les autres plus étroitement que nous l’imaginons. La conception d’un être dans la famille provoque probablement tout de suite un lien psychique avec tous les autres membres de ce foyer. Peut-être cela se passe t’il « automatiquement » c’est à dire au-delà de notre perception consciente par le seul fait de la conception. Ces liens avec les autres sont tellement forts que sans ces personnes, il est difficile de se comprendre, elles manquent définitivement dans une famille touchée par l’avortement.
Donc les survivants de l’avortement vivent dans la crainte de la mort. Si on peut dire que tout le monde vit dans cette perspective, il faut ajouter que les survivants éprouvent la panique de la mort et pour cela sont dans une insécurité permanente. Ce n’est pas étonnant parce que leur vie était exposée au danger de la mort. Cela provoque ensuite l’angoisse existentielle d’une tragédie qui doit venir et les détruire. En même temps, parce que les survivants sont touchés profondément par cette crainte de la mort, ils veulent soit apprivoiser la mort en flirtant avec elle (ils s’exposent plus au moins consciemment aux risques de perdre la vie) soit ils veulent se détruire directement : le suicide ou indirectement (les drogues, l’alcool, les dépressions graves). Alors ils ont des tendances autodestructrices très fortes.
Les survivants de l’avortement comme tous les survivants (des catastrophes ou des accidents) vivent dans la culpabilité existentielle qui se traduit par : « pourquoi suis-je en vie (et les autres non) » ? C’est le sentiment profond qu’ils ne devraient pas être en vie et qu’ils ne la méritent pas. Parfois ils sont tourmentés par le sentiment qu’ils ont même contribué à la mort de l’autre personne c’est-à-dire leur fratrie. Ils ne cessent de s’excuser d’être en vie et de justifier devant les autres (et par rapport à eux-mêmes) leur propre existence. Peut-être à ce symptôme s’ajoute encore la culpabilité de leurs propres parents qui sont responsables de l’avortement. Parfois les parents ne veulent pas prendre leur responsabilité donc de ce fait ils culpabilisent les enfants pour des motifs plus ou moins légers. Dans la maison des survivants «le jeu» qu’ils connaissent le mieux c’est « le jeu du : qui est coupable ?». Et les survivants sont très doués pour ce « jeu », à leur tour ils rendent facilement les autres responsables mais en même temps ils sont très vulnérables enclin à la manipulation au moyen de la culpabilisation des autres.
Les survivants plus au moins consciemment veulent vivre (en vain) la vie de leur fratrie et par conséquent, ils n’arrivent pas à développer leurs propres talents et capacités. Ils sont préoccupés à satisfaire les attentes des autres mais non pas leurs propres désirs profonds ou les projets de leur vie. De ce fait, ils négligent leurs propres désirs ou simplement ils n’arrivent pas à les trouver en eux-mêmes. Ainsi, ils ont plus de difficultés à trouver leur propre identité. Les survivants sont bloqués au niveau de leurs dispositions naturelles et par conséquent, ils ont des difficultés à mûrir c’est à dire à atteindre une certaine maturation de l’homme adulte. Ils ont peur de mûrir. Ceci en partie parce qu’ils n’ont pas vécu une enfance sécurisante et aussi parce que leur avenir leur semble incertain (le sentiment morbide que la peine de mort ou une autre catastrophe est seulement en sursis pour eux).
En cherchant en vain leur fratrie, ils se plongent plus facilement dans un monde fantaisiste, d’imagination intérieure que dans la réalité. Parfois les survivants sont obsédés par la présence manquante de leur fratrie jusqu’au point d’avoir des hallucinations, de les voir et ce désir profond de les retrouver, se termine parfois par des symptômes schizophrènes.
Alors parfois même si les survivants ne sont pas informés de la mort de leur fratrie, ils cherchent cette fratrie continuellement dans diverses relations surtout dans les relations intimes. Ils cherchent la proximité dont ils étaient privés c’est-à-dire la proximité qui existe normalement entre un frère et une sœur. Alors ils s’approchent des autres en espérant (inconsciemment) qu’ils retrouveront leur fratrie. Donc parfois cela conduit à l’homosexualité (si la fratrie était du même sexe) soit à la relation conjugale insatisfaite. Cela arrive pour la « simple » raison que les survivants n’ont pas cherché vraiment la relation mature entre homme et femme mais la proximité offerte par les enfants de la même famille. Ce désir de trouver la fratrie manquante est si fort que parfois les survivants passent toute leur vie à reproduire la même sorte de relations intimes, celles qu’ils cherchent toujours en vain.
Les survivants touchés profondément par « la trahison » de leurs parents qui ont empiété sur la vie des autres enfants, ont acquis une méfiance fondamentale. La méfiance qui affecte toutes leurs relations : avec les autres, avec eux-mêmes, avec Dieu. Cela conduit aussi à la confusion par rapport à l’amour. On attend normalement l’amour du côté des parents, si ceux-ci ont supprimé l’un de leurs enfants, les autres, c’est-à-dire les survivants, sont troublés dans leur conception de l’amour. Comment est-il ? Existe-t-il ?
La méfiance à son tour induit la peur des relations, la peur du vrai engagement (souvent ces êtres restent comme les spectateurs de leur vie). Ce qui s’est passé dans la famille et qui est resté des années comme non-dit ainsi que « les secrets » provoquent naturellement chez les survivants de la colère contre leurs parents. Mais en même temps, les enfants, en ressentant cette fureur envers leurs parents, se culpabilisent et s’accusent de ne pas avoir été assez bons. Alors la rage est plus ou moins consciente et elle se traduit finalement par une agressivité intérieure qui attend parfois de s’exercer sur les autres. D’un autre côté, les survivants, « habitués » à l’agression qui s’est passée dans leur propre foyer, ont une attitude de passivité face à la violence des autres personnes ou ils ont une tendance complètement opposée : sauver toujours les autres.
Et enfin, les survivants, comprenant le moyen «de résoudre les problèmes » d’une grossesse indésirable, décident (souvent) à leur tour d’avorter de leurs propres enfants. Alors, de cette façon, le cercle vicieux se ferme tragiquement. Il tourne de générations en générations, les survivants qui se rendent compte de leur tragédie, sont ceux qui appartiennent parfois à la troisième ou à la quatrième génération de ce cercle. De ce fait, les survivants viennent souvent de l’origine des familles où leurs propres parents étaient d’abord des survivants, soit des négligés au sein de leurs foyers.
Comment peut-on briser ce cercle ? Par la réconciliation profonde avec les parents, une réconciliation pas facile, face à une vérité douloureuse, mais en même temps libératrice. Et enfin : dans le deuil des personnes qui manquent dans ma propre vie et sans lesquelles je ne peux pas me comprendre.
Jan JANKOWSKI – Un Survivant
[1] Cet écrit est en grande partie basé sur le livre de Philip NEY : « Une humanité profondément blessée. Une approche des conflits intérieurs liés à l’avortement et aux abus dans l’enfance », Association Internationale Des Conseilleurs Hope Alive (IHACA), Ethos Diffusion, Strasbourg 2011.